lundi 21 septembre 2020

Sidération

Des mois que ça dure. Je ne m’en rendais pas compte. Des mois que les paupières tressautent le matin dans une valse hésitation entre prolongement de la nuit et aube. Un état qui permet de se mouvoir, d’interagir, d’effectuer les opérations les plus courantes. Quelque chose me gêne au tréfonds, un quelque chose visqueux qui refuse de partir jour après jour, à chaque réveil. L’air que je respire a changé lui aussi. Il entre moins librement dans mes poumons. Cette impression de vivre dans un nuage étouffant. Difficile de nommer tous les détails qui se sont modifiés sans que pour la plupart, je le remarque tout de suite. On parle d’écosystème dans la Nature mais pour chaque être humain, c’est le microcosme dans lequel il évolue, qui joue office de décor. Du ressenti du matin jusqu’au premier contact social (ou sexuel), les soi-disant détails conditionnent le déroulement d’une journée.

Il y a les détails normaux, ceux que l’on ne relevait pas avant, et ceux qui ont muté (eux aussi) dans leur perception. La vibration permanente de la ville par exemple se fait pesante. Cette matérialisation bruyante de l’activité humaine envahit l’espace, avec des pics douloureux au matin ; concertos de marteaux, perceuses, symphonie de klaxons. Orchestrations folles des chantiers qui reprennent tous en même temps, des circulations de véhicules en tous genres dans un Paris déserté par les touristes. L’encombrement du marché en plein quinzième arrondissement de Paris est pour sa part rassurant, les gens circulent masqués mais se reconnaissent de part et d’autre des protections en cellophane. Tout au plus, manque-t-il quelques étals par ci par là. On voit moins de vieux aussi. Où sont passées les silhouettes courbées, à la démarche lente et au cabas usé ?

« L’après » m’a sonné. Ni révolution verte ni remise en cause de nos modes de consommation, l’après confinement se borne à prolonger le malaise sur le terrain social. Distanciation et masques nous transforment malgré nous en personnes lointaines, peu accessibles. Et force est de constater que les échanges, tous les échanges se sont ralentis, dans un tsunami planétaire qui nous prend de court. Etres sociaux par définition, les êtres humains en ont autant besoin que de nourriture et d’eau. Et nous voilà sevrés, ou en tout cas sévèrement restreints en sociabilité ! Les cercles se clairsèment, les pieds se cantonnent aux autocollants des trottoirs, les mains se frottent pour étaler le fameux gel hydroalcoolique dont la plupart ignoraient l’existence il y a encore quelques mois. « L’après » a sonné le glas des embrassades spontanées, des poignées de mains vigoureuses ou molles. Il installe la sidération. Pour combien de temps ?