Oui,
Dora Maar existe. Elle n’est pas qu’un modèle de peintre, celui du portrait de Dora Maar bien sûr, et de La femme dans un fauteuil, et de quel
peintre : Picasso ! On présente parfois Dora Maar comme un
contre-point à Marie-Thérèse Walter, l’ « autre femme ». Si le
cœur du peintre espagnol a longtemps balancé entre angles et courbes, entre
séduction et douceur, ce n’était pas une raison pour enfermer Dora dans les
cadres de Pablo, pour résumer sa vie de femme à une passion qui dura huit ans,
et réduire son rôle en tant qu’artiste à celui de modèle.
« Un artiste n’est pas aussi
libre qu’on pourrait le croire. C’est vrai aussi pour les portraits que j’ai
faits de Dora Maar. Pour moi, c’est une femme qui pleure. Pendant des années,
je l’ai peinte en formes torturées, non par sadisme ou par plaisir. Je ne
faisais que suivre la vision qui s’imposait à moi. C’était la réalité profonde
de Dora. Vous voyez, un peintre a des limites, et ce ne sont pas toujours
celles qu’on imagine(1).»
La
rétrospective du Centre Georges Pompidou rend justice à Dora Maar en cassant le
mythe pour trouver l’artiste : il était temps ! A travers plus de 400
œuvres et documents, l’exposition reconstruit le parcours de cette femme
exceptionnelle et multi facette.
« À
Dora aux visages divers et toujours beaux (2). »
Visage
tour à tour de photographe de mode, photographe documentaire engagée, photographe
surréaliste, peintre et artiste peintre-photographe, Henriette Dora Markovitch, alias Dora Maar, (Paris, 1907-1997)
traverse le premier tiers du 20ème siècle en rencontrant de
nombreuses personnalités marquantes : Henri Cartier-Bresson, Brassaï, Man Ray, les
frères Prévert, Jean Renoir, Paul Eluard, Georges Bataille entre autres. Ses
travaux photographiques, collages et photomontages, de la période surréaliste
sont déjà reconnus ; elle est une photographe bien établie à Paris. Tout
cela avant la rencontre amoureuse avec Picasso qui a lieu au Café des Deux
Magots, au cœur de Saint-Germain des Prés, en janvier 1936.
S’en
suit une période passionnelle entre Pablo et Dora qui dure des débuts de la
guerre civile en Espagne à la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui à
l’origine du mythe. Ce que l’on sait moins, c’est que Dora est bien plus qu’un
amour et un modèle pour Picasso, le couple forme une association artistique. La
preuve en est le « reportage photographique » des étapes de création
de Guernica réalisé par Dora en mai-juin 1937 et présenté sous forme de
diaporama dans cette rétrospective. Elle initie également Picasso à la
technique du cliché-verre.
Celle
que l’on a enfermée dans l’image d’amante, de muse et de modèle est aussi peintre,
et le Portrait de Picasso, qui date de 1937 l’atteste. Ce tableau en se faisant
écho à La femme qui pleure démontre non seulement la maîtrise technique de Dora
mais aussi l’emprise qu’exerce Pablo sur elle. On la sent sous influence,
écrasée et fascinée par celui qu’elle reconnaît comme « son maître ».
La
rupture avec Pablo en 1945, la laisse dans une dépression profonde qui durera
des années et dont elle sortira après une analyse avec Jacques Lacan avec, à la
clé un retour à la peinture. Peinture qui s’affranchit du cubisme pour se
tourner vers l’abstraction par le biais des paysages oniriques de Ménerbes,
village du Lubéron.
Dora
revient à la photographie dans les années 80 en combinant plusieurs techniques
qui effacent les frontières avec la peinture. Le mystère de l’œuvre picturale
de Dora Maar résidera dans son atelier de la rue de Savoie le temps d’une vie.
Il ne sort au grand jour qu’avec la vente posthume, en 1999.
Ce pourrait être le titre d’un polar : "Qui a
tué Dora Maar ?" Est-elle une énième victime de Picasso croquée par l’ogre
d’amour ? Ce serait une version simpliste de leur idylle. Elle est artiste
comme lui. Pourrait devenir son égale au vu de sa peinture mais elle subit
l’étouffoir du maître.
Alors plus simplement qui est Dora Maar ? Une intellectuelle, une photographe, une
peintre, une femme artiste, une amante sous influence dont la libération sera
longue, très longue, au point de n’être reconnue qu’à titre posthume. Les femmes sont-elles toutes des Dora Maar en puissance ? Ce n’est pas qu’une question de
talent. L’histoire de cette carrière le démontre. Les inégalités de salaire à
poste équivalent l’attestent aussi à notre époque où le féminisme se réinvente
sous des formes hétéroclites. Les femmes se frayent un chemin dans une culture
construite sur le patriarcat depuis des siècles. Après avoir été
occultée, méconnue, et statufiée, Dora Maar vit à travers son œuvre qui trace
un chemin vers la lumière, enfin.
Barbara Marshall
(1)Vivre avec Picasso, Françoise
Gilot et Lake Carlton, Paris, Calmann-Lévy, 1965, rééd. 1973 (page 114)
(2)Dédicace
qu’adresse Lise Deharme à son amie Dora Maar dans un exemplaire du Cœur de Pic (1937))