mercredi 16 mai 2018

Mémoire de l’écrit et évanescence

Hier, je suis allée chez le notaire. Non pour une histoire de famille mais pour être témoin d’une autre histoire, d’une autre famille… J’ai découvert et lu un acte projeté sur un mur, puis j’ai signé le document avec un stylet sur un autre écran intégré à un petit support carré amovible. Le gain de temps par rapport à la signature classique d'un acte notarié m’a frappée, et le clerc, très fier de ce système, nous en vantait tous les mérites tout en évoquant le manque de recul. Nous avons discuté des premiers actes de propriété, provenant du bassin méditerranéen il y a plus de deux mille ans et qui évoquaient les crus du Nil !  Un sacré recul pour ces tablettes de pierre gravée… L’archivage papier a aussi fait ces preuves malgré quelques ratés par le feu ou l’eau ; j’ai en particulier le souvenir d’archives hospitalières n’ayant pas résisté aux crus de la Seine.
Pourtant, je me suis dit que les faussaires de tous acabits, les truqueurs des temps modernes, avaient de beaux jours devant eux : le document n’est plus paraphé sur toutes ses pages, la signature numérique n’est finalement qu’une image de plus, et surtout, l’archivage se trouve ailleurs, pas dans un « cloud », nous a assuré le clerc, ailleurs quand même… Un acte « authentique », c’est-à-dire reconnu par la Loi, se retrouve mystérieusement dématérialisé et dès lors que le processus enclenché aboutit, la preuve de sa réalisation se situe dans un hangar numérique ? Sous prétexte de technologie et de progrès, nous acceptons donc d’externaliser notre mémoire ?

Mon sentiment de malaise persistant, je me suis interrogée aussi sur la place de l’écrit dans ce nouveau système, et elle m’a semblé en péril. L’évanescence de la trace ! Un notaire reste après tout une référence en France pour ce qui est de la garantie des informations. Le même jour, un ami me demande de modifier mon commentaire sur une publication sur Facebook, ce que je fais car il était trop incisif. Au final, j’efface totalement la phrase que j’avais écrite quelques heures auparavant. Evanescence encore ! L’écrit qui auparavant assurait une forme de pérennité à la pensée serait menacé, non de disparition mais de perte de stabilité. En tout cas, ce n’est pas l’évanescence de l’écrit qui pose problème, mais bien plutôt l’idée de mémoire fiable au cours du temps. Je n’ai pas les réponses sur l’évolution de notre civilisation alors que les questions foisonnent. La numérisation glorifiera-t-elle la mémoire des vainqueurs en effaçant celle des vaincus ? Les fake news prendront-elles une envergure incontrôlable ? La question de la mémoire individuelle et collective est au centre de l’Histoire et ses implications nous projettent au cœur du 21ème siècle. Nietzsche n’écrivait-il pas (oui, on le sait parce qu’il écrivait sur une feuille de papier !) : « L'homme de l'avenir est celui qui aura la mémoire la plus longue. »

Barbara Marshall